En
1934, au moment où l'Allemagne commence à
réarmer massivement, il déclare devant la
Commission de l'armée du Sénat, concernant
l'achèvement de la Ligne Maginot, que "Les forêts
des Ardennes sont impénétrables. Ce secteur n'est
pas dangereux." Personne ou presque n'ose alors remettre en cause ces
paroles. C'est à cet endroit précis que les
blindés allemands opéreront leur
percée en mai 1940. Les crédits
destinées à la fortification de la
frontière nord ne seront pour autant pas affectés
ailleurs et dès lors, l'armée
française de 1940 manquera
à peu près de tout sauf de courage.
Pas
de Vichy sans Verdun
Le prestige du "Vainqueur de
Verdun" serait une explication à cet aveuglement
général. Or,
Pétain doit
la haute distinction (qui lui a été
retirée
en 1945) plus à sa popularité après
1917
qu'à de
réelles qualités de stratège.
Nombre de chefs
militaires et politiques de la Grande Guerre sont en
effet loin de
partager l'enthousiasme populaire.
Militaire
à la réussite tardive, il est en 1914 à 58 ans colonel en fin de carrière,
le grade de général lui ayant
été refusé. Il fera partie
des officiers rapidement promus
au
début de la guerre,
au moment
où Joffre limoge nombre de ses
généraux après la retraite de
l'armée française en aout 1914 : Pétain devient général de brigade le 31
août 1914, général de division
le 14 septembre, général de corps
d'armée
le 20 octobre. Après les hécatombes des premiers
combats, il
entend incarner le souci d'épargner le
sang
("le feu tue"), ce qui le rend
populaire parmi ses hommes.
C'est ainsi qu'à Verdun, en
1916 il conseille
l'abandon de la
rive droite de la Meuse ! Joffre,
Foch et Clémenceau reprochent à Pétain
son
pessimisme
et attribuent
la victoire de Verdun à Nivelle et Mangin.
Le
général anglais
Wilson en parlait comme
d'un "général pacifiste". En
1918, il s'oppose à l'offensive
générale de Foch estimant la
victoire impossible !
Mais passant
derrière Nivelle comme commandant en chef des
armées françaises, en
arrêtant les offensives inutilement
meurtrières et en libéralisant le
régime des permissions,
il gagne auprès de l'opinion la
réputation d’un chef
compréhensif et
soucieux d’épargner le sang des soldats ...
ce qui ne l'empêche
pas de fusiller quelques mutins en
1917, coupables à ses yeux de défaitisme !
ou d'être favorable, contre l'avis
général, à la
poursuite
de la guerre en 1918 lorsque le rapport de force est favorable
aux
alliés avec
l'intervention américaine.
Déjà convaincu de la
supériorité allemande, Pétain est
nommé maréchal dans l'euphorie de la
victoire, pour éviter des discriminations
fâcheuses : mésestimé par les militaires et politiques, il n'a pas trop de sang sur les
mains. Pétain
sera dès
lors une figure humiliée de la première
guerre mondiale qui
cachera ses ressentiments derrière un prestige de
façade que son son
âge accroit.
Il
existerait ainsi deux visions de la "victoire" de
Verdun, note Marc Ferro dans sa biographie de
Pétain ;
celle des chefs militaires et politiques, qui la mettent au
crédit de Nivelle, et celle des combattants, qui ne
connaissent que Pétain, pourtant
écarté dès le mois d'avril. Cette réputation se
maintient pendant
l’entre-deux-guerres bien au delà des anciens
combattants et lui permettra d'accéder au pouvoir en 1940.
Pour André Kaspi, "Le Pétain
collaborateur de 1940-1944 n’a pu égarer les
Français et en convaincre bon nombre de le suivre que parce
qu’il bénéficiait du prestige du
Pétain de 1914-1918. L’un n’aurait pas
existé sans l’autre."
L'avis
mitigé de Clémenceau : «
[Pétain] n'a pas d'idées, il n'a pas de coeur, il
est
toujours sombre sur les événements,
sévère
sans rémission dans ses jugements sur ses camarades et sur
ses
subordonnés. Sa valeur militaire est loin d'être
exceptionnelle, il a dans l'action une certaine timidité, un
certain manque de cran. [...] C'est un administrateur plus qu'un chef.
À d'autres, l'imagination et la fougue. Il est bien
à sa
place si, au-dessus de lui, se trouvent des hommes pour
décider
en cas grave. » (cité dans Pétain en
vérité , de Marc Ferro, Tallandier, 2013).
Pétain, l'imposteur de Verdun
|
Plutôt
Hitler
que Blum, le
choix de la défaite
A
ses erreurs de
jugement
sur
la doctrine militaire, dont
il osera reprocher
les
conséquences dramatiques en 1940 à la
troupe ou au front populaire, Pétain vient ajouter
un parcours politique d'une quinzaine
d'années, pour
la période qui nous intéresse, qui conduit la France à la
défaite et
le vieux Maréchal aux
pleins pouvoir en juillet
1940.
Il
se développe en effet dans l'entre-deux guerres en France un courant déterminé
à mettre en place un pouvoir réactionnaire fort
(hostile aux acquis de 1789)
à tous prix, y compris celui de la défaite,
courant minoritaire
dans l'opinion, mais que
Pétain usant de son aura va incarner
puis imposer en juin 1940, abusant une large
partie des politiques et des français peu
éclairés sur ses véritables
intentions.
Pétain
s'est tout d'abord distingué en 1925-1926 (De
Gaulle dira en 1940 : "Pétain est un grand homme, mort en
1925. Le drame, c'est qu'il ne l'a pas su") lors
de la
lointaine guerre du Rif, au
Maroc espagnol
où, après
avoir fait évincer
Lyautey, résident général au
Maroc depuis 1912 prônant un "système plus
civilisé et plus humain" dans
les colonies françaises, Pétain
s'est
allié
à la jeune dictature de Primo
de Rivera,
au côté d'un certain colonel Franco,
pour écraser sans ménagement la
"République
du Rif". Il y fait notamment usage des "méthodes de
la guerre moderne"
en déversant par avion du gaz
moutarde sur
les campements et les villages des Rifains. Tandis que
certains lui reprochent d'avoir
utilisé "un marteau-pilon pour écraser
une
mouche", d'autres se félicitent de cette reprise en main
musclée et des
liens établis avec la dictature
espagnole.
Face
aux difficultés économiques
d'après-guerre, une
partie de la droite glisse en effet à
l'époque vers un nationalisme
autoritaire ; la France doit
se tourner vers
son empire coloniale et un pouvoir
fort pour sortir de la crise et en finir avec le
libéralisme
parlementaire de la IIIe République,
qui ne parvient pas à se réformer. Pourquoi pas un "dictateur pour la
France", patrie de Maurras ? Certains industriels et
politiques fascinés
par l'exemple de
Mussolini, de Salazar, de Franco, ... financent mouvements,
ligues, presse pour
monter "à l'assaut de la République" et finiront
par faire le choix de la défaite. (cf. Le
choix de la défaite, Annie Lacroix-Riz).
Les
émeutes sanglantes du 6 février
1934 permettent
à Pétain d'être
appelé au
Ministère de la Guerre par l'ancien
président de la
République, Gaston Doumergue, dans
un
gouvernement "d'union nationale" en fait dominé par la
droite
parlementaire battue aux dernières
élections
législatives de 1932 ! mais qui contente les
ligues
d’extrême droite venant d'obtenir le
départ de Daladier !
Cette
première expérience ministérielle
coïncide ainsi non
seulement avec la
première démission d’un gouvernement sous la pression de la rue mais surtout avec le
moment où la droite durcit son discours en
France : Il
faut un chef à la France (Hilter a
pris le pouvoir en Allemagne un an
auparavant).
Le
gouvernement Doumergue tombe en novembre 1934 mais l'extrême
droite reste favorable au
maréchal. Le fasciste Gustave Hervé,
dans son journal "La
Victoire", qui
fait régulièrement l'apologie de Mussolini,
écrit
en
février 1935 "C'est Pétain qu'il nous
faut". Léon Daudet, royaliste et
antisémite, qui soutient dans l'Action Française de Maurras le fascisme de Mussolini et
espère lors de la manifestation du 6 février
1934, la chute de la "Gueuse", écrit en avril 1935
: "Le véritable
Président du Conseil, à l'heure actuelle devrait
être le maréchal Pétain, avec les
pleins pouvoirs". Maurras
parlera de "divine
surprise" lorsque la
défaite de 1940 amènera Pétain au
pouvoir ...
Le
1er juin 1935, Pétain accepte un portefeuille de ministre
d'Etat dans le gouvernement Buisson, qui
réclame des pouvoirs exceptionnels pour résoudre
la crise. Ce gouvernement est renversé
dès sa
première présentation devant la chambre des
députés.
Après
la
victoire du Front Populaire en 1936, la droite
française se radicalise
encore davantage et proclame
désormais tout haut "Plutôt
Hitler
que Blum." Le "pacifisme" pro allemand (cf Mourir pour Dantzig ?
article de Marcel
Déat paru le
4 mai 1939 dans l'Œuvre accusant les dirigeants de la IIIe
République de bellicistes manipulés par
l'Angleterre) et le "modèle" allemand et l'opposition
avec tout ce que la
France a connu depuis 1789 font leur chemin ;
sont visées les
forces de l'anti-France dénoncées
par Maurras
: les sans-Dieu ; francs-maçons, juifs,
protestants, laïcistes à l'origine des
lois
anti-religieuses de 1904 et de séparation de
l'Église et
de l'État de 1905, les sans-patrie ; internationalistes,
communistes, ...
et toutes les formes de
la modernité,
l'idéologie bourgeoise,
libérale, individualiste ...
Pétain
évite
soigneusement de
dénoncer en
public le Front populaire ou l’Espagne
républicaine mais sera à
nouveau
pressenti en 1937 lors du complot de
"la Cagoule" visant à renverser la république et
à porter un militaire prestigieux
(lui-même ou Franchet d’Esperey) à la
tête de l’État.
Auprès de Franco
En
mars 1939, Pétain est
nommé ambassadeur auprès de Franco,
qui
vient
d'écraser la république espagnole et dont
le gouvernement vient d'être reconnu par la France. Les
deux chefs militaires se connaissent depuis les
opérations conjointes au Maroc contre les rebelles du
Rif. Franco
apprécie Pétain.
On fait confiance
à Pétain pour faire oublier la
position de la France pendant la Guerre Civile. Il doit
négocier avec Franco le retour de l’or de la
Banque d’Espagne que le gouvernement
républicain avait déposé en France
ainsi que des peintures du Musée du
Prado.
La
nomination de Pétain auprès de Franco est
controversée en France. La droite salue cette
décision, les deux hommes se connaissent et
s'apprécient. Un certain colonel de Gaulle soupçonne
que le vieux maréchal prend goût au
pouvoir :
"Il accepterait n’importe quoi, tant le gagne
l’ambition sénile". La gauche est hostile
à cette nomination, Léon Blum signale
dans Le Populaire que "Le poste le plus noble, le plus humain
de
nos chefs militaires ne se trouve pas aux côtés de
Franco".
Connaissant
l'état réel de l'armée, il est
opposé
à l'entrée en guerre de la France. Pour ses
amis "pacifistes", s'attaquer
à Hitler serait une croisade juive.
Demeuré
défaitiste dans l'âme, Pétain ne cache pas son
sentiment sur l'issue de la guerre qui s'annonce.
L'ambassadeur est vite réputé, dans les
chancelleries italiennes et allemandes, pour être le
représentant de ceux qui souhaitent la paix et
l'arrêt des hostilités avec l'Allemagne nazie
(p. 9 de la préface de Maurice Moissonnier dans De la
République à l'État
français : le chemin de Vichy, 1930-1940, Jean
Lévy et Simon Pietri).
Au printemps 1940, lorsque s'engagent les combats, ses propos
sur la désorganisation de la France sont
rapportés jusqu'à Berlin (id).
Lorsqu'il
est rappelé par Paul Reynaud en mai 1940, plusieurs auteurs
relatent que Franco déconseille
à Pétain de retourner en
France : "N'associez pas pas votre nom à
une défaite qui n'est pas la vôtre". On pense
à Paris que Pétain pourra obtenir des conditions
de paix plus avantageuses s’ils négocient, avant la déroute totale de la France, avec Hitler par
l'intermédiaire de Franco et Mussolini moyennant quelques
arrangements territoriaux en méditerranée
(Malte, Gibraltar).
Défaitiste jusqu'au
bout
Le
18 mai 1940, après seulement huit jours
d'hostilités, il s'épanche auprès de
l'ambassadeur
espagnol sur le désastre
militaire en cours, propos immédiatement retranscrits aux
Allemands (ibid), tout comme son intention de demander sans tarder
l'armistice, désormais son seul objectif, malgré
l'accord donné aux anglais.
Quand
Pétain forme son gouvernement le 17 juin 1940, il
prend contact avec Franco, qui propose à Hitler sa
médiation. "La vieillesse est un
naufrage." dira de Gaulle dans ses Mémoires, "Pour que rien
ne nous fût
épargné, la vieillesse du maréchal
Pétain allait s’identifier avec le naufrage de la
France."
Pétain
s'accroche à son fauteuil et
refuse de quitter le sol
métropolitain : "Il est impossible, sans
déserter, d'abandonner la France, le devoir du Gouvernement
est, quoi qu'il arrive, de rester dans le pays, sous peine de ne plus
être reconnu comme tel. Priver la France de ses
défenseurs naturels dans une période de
désarroi général, c'est la livrer
à l'ennemi, c'est tuer l'âme de la France. Je
resterai parmi le peuple français, pour partager ses peines
et ses misères".
Dès 1949 dans ses Mémoires,
Churchill explique que l'armistice de juin 1940
n'était en rien inéluctable, ce que les
historiens confirmerons par la suite : "Le gouvernement
français se serait replié en Afrique du Nord.
[...] Les flottes françaises et britanniques auraient
bénéficié, depuis leurs ports, d'une
complète maîtrise de la
Méditerranée et
de la liberté totale de passage pour les troupes et leur
ravitaillement. Ce que la force aérienne britannique aurait
pu rassembler d'avions hors la défense du territoire
métropolitain, additionné à ce qui
serait resté de la force aérienne
française continuellement renforcé par
l'industrie américaine, aurait été
regroupé sur des terrains d'aviation en Afrique du Nord et
aurait rapidement pu constituer un atout offensif de
première importance. [...]
L'Italie aurait ainsi pu faire l'objet de bombardements
stratégiques depuis l'Afrique bien plus aisés
à réaliser que depuis l'Angleterre. Les
communications entre la péninsule et les armées
italiennes en Lybie et en Tripolitaine auraient en pratique
été coupées. [...]
La France n'aurait jamais cessé d'être l'une des
principales puissances alliées en lutte, et aurait donc
été épargnée par la
terrible déchirure qui a divisée et divise encore
son peuple." W. Churchill, The Second World War - Their Finest Hour,
vol. II, chap. X.
1940 - La France continue
Un second coup de poignard dans le dos de
l'armée
Immédiatement, Pétain
annonce son intention de
demander un armistice. Son discours radiodiffusé,
où il déclare, alors que les
négociations ont à peine commencé :
"C’est le cœur serré que je vous dis
aujourd'hui qu’il faut cesser le combat" a un effet
désastreux sur le moral des troupes et précipite
de fait l’effondrement des armées
françaises. Du 17 juin à
l’entrée en vigueur de l’armistice le
25, les Allemands font ainsi plus de prisonniers que depuis le
début de l’offensive, le 10 mai. Un second coup de poignard dans le dos de
l'armée.
Dans
le même discours, Pétain anticipe la
création de son propre régime en
déclarant qu’il fait "don de sa personne
à la France". Il détaille dans les jours qui
suivent les leçons que, selon lui, il faut tirer de
nos
malheurs. Il fustige "l'esprit de jouissance" qui depuis la
victoire de 1918, "l'a emporté sur l'esprit de
sacrifice. On a revendiqué plus qu'on a servi. On a voulu
épargner l'effort ; on rencontre aujourd'hui le malheur".
L’armistice est finalement signé le 22 juin 1940.
Pour
les historiens, c'est l'exemple de Salazar qui
inspire le programme du maréchal (Ferro).
"Pétain lui-même se trouvait
plus de points communs avec Franco et Salazar qu'avec Hitler" (Paxton).
Le
10 juillet 1940, une loi dite
constitutionnelle votée au casino de Vichy "donne
tout pouvoir au gouvernement de la République, sous
l’autorité et la signature du maréchal
Pétain", sans contrôle de
l’Assemblée, avec pour mission la promulgation
d’une nouvelle Constitution qui ne verra jamais le
jour. Pétain a refusé la version du texte
où il est fait mention de la libération du
territoire national.
La
constitutionnalité de cette réforme fut
contestée pour plusieurs motifs dont le fait que la
Constitution ne peut pas être modifiée sous la
menace directe d’un ennemi. Mais surtout, la confusion de
tous les pouvoirs (constituant, législatif,
exécutif et judiciaire) entre les mêmes mains
était contraire aux fondements même des lois
constitutionnelles de 1875, basées sur une
séparation des pouvoirs. Il en résulta un
régime anti-démocratique, sans constitution et
sans contrôle parlementaire.
Après
avoir livré aux allemands l'armée et le
pays il
livrera les juifs, les réfugiés
politiques, les
travailleurs, ...
En
croyant préserver les intérêts de la
France, il a mieux servi les intérêts de
l'Allemagne que n'auraient pu le faire des fascistes
déclarés, Yves Durand, Le nouvel ordre
européen nazi 1938-1945,
Editions Complexe, 1990
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